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Les jeunes et l’autorité

Couverture2L’insécurité est actuellement au cœur des débats de la société française. La délinquance et la violence sont stigmatisées et un certain nombre de jeunes sont souvent désignés comme fauteurs de troubles. Si les sanctions sont nécessaires, elles ne sauraient être suffisantes pour éradiquer la délinquance. Il est nécessaire en effet de situer celle-ci dans le contexte plus large du rapport des jeunes à l’autorité.

L’autorité éducative n’est pas à confondre avec un pouvoir répressif. Le mot autorité a pour origine un mot latin (auctoritas), venant du verbe augere qui a donné les mots français : augmenter, acteur, auteur… La véritable autorité fait croître l’être sur lequel elle s’exerce, afin qu’il devienne auteur de sa propre vie et responsable dans la société.

Lorsque cette autorité s’applique à des jeunes, elle est un élément indispensable de l’attitude éducative. Le mot « éduquer » vient aussi du latin « ex-ducare », qui se traduit littéralement par : « conduire hors de ». La meilleure image de cette attitude est peut-être celle du poussin qui sort de l’œuf pour apprendre à marcher tout seul… ou encore de l’enfant sortant du ventre maternel pour respirer et vivre de façon autonome : ici commence l’ « é-ducation ».

Cette autorité a trois fonctions principales : assurer la protection de celui qui n’a pas encore conscience du danger ; poser des cadres, des références pour accompagner la construction identitaire et assurer la croissance ; favoriser la vie sociale en permettant la confrontation pacifique à l’altérité. L’autorité est comme un tuteur et un engrais qui favorisent la croissance. Lorsque la protection est reconnue et l’attitude éducative perçue comme moyen de croissance, l’autorité suscite la confiance et la prise de responsabilité. Le pouvoir, ou cette perversion de l’autorité qu’est l’autoritarisme, ne peuvent susciter que l’obéissance, la soumission ou le rapport de force.

Avant de dénoncer les exactions de certains jeunes, il convient de s’interroger sur la nature de l’autorité qui les aide à grandir comme personnes responsables. Or la société française actuelle laisse apparaître bien des fissures.

On dit par exemple que les jeunes n’ont plus de repères. Sont désignées l’instabilité des familles, la multiplication des référents culturels, le développement des techniques de communication qui ouvrent des espaces inconnus et infinis, l’accélération du rythme de la vie, le développement de la précarité, etc. Peut-être vaudrait-il mieux dire qu’il ne s’agit pas tant d’une absence de repères que d’un tourbillon de repères disponibles, sans capacité adéquate de choix et de jugement de valeur sur leur pertinence.

On dit encore que les jeunes contestent l’autorité. Or ils sont au centre d’une constellation d’autorités : l’autorité parentale, l’autorité des enseignants, l’autorité des responsables de la vie sociale. Peut-être les jeunes s’y repèreraient-ils mieux si ces diverses sources d’autorité, qui devraient être complémentaires, vérifiaient leur cohérence réciproque.

Et encore, les enseignants et travailleurs sociaux dénoncent souvent la démission des parents : ils ne rempliraient pas leur rôle, ils ne viendraient jamais aux réunions, ils n’auraient pas sur leurs enfants l’autorité nécessaire pour les remettre dans le droit chemin… Ceux qui disent cela sont centrés sur eux-mêmes et sur leurs propres attentes. Il leur manque de se centrer sur les parents et de se demander pourquoi ils ne remplissent pas le rôle que l’école ou la société attend d’eux. A y regarder de plus près, on se rend compte que les parents eux-mêmes sont dans la souffrance ou la précarité, qu’ils se sentent dépassés par des comportements nouveaux de leurs enfants devant lesquels personne ne les a aidés à réagir, qu’ils portent souvent eux-mêmes la honte de leurs propres échecs scolaires, personnels ou professionnels. La véritable question devrait être de savoir comment leur offrir les moyens d’être en capacité de remplir leur rôle de parents. On démissionne d’un rôle qu’on a déjà tenu. La plupart des parents concernés n’ont jamais pu tenir ce rôle car ils n’en ont pas reçus les moyens. Ils ont plus besoin d’accompagnement que de reproches.

D’après un sondage récent (IPSOS France, mai 2001), 65 % des pères ont le sentiment de ne pas avoir assez de temps pour leurs enfants, et 61 % des mères ont le sentiment de ne pas savoir protéger leurs enfants des éléments extérieurs. Il vaudrait mieux constater ces faits et en chercher les causes et remédiations personnelles et sociales, avant de les interpréter par des jugements trop hâtifs à partir de nos seules préoccupations.

Ceci est d’autant plus vrai que l’autorité parentale n’est pas seulement bousculée par les mutations sociales. Elle est aussi très marquée par les différences culturelles. Les rôles du père et de la mère sont fortement connotés par leur histoire personnelle et par leur culture d’origine. Société traditionnelle et société moderne s’opposent souvent : pour l’une prime la cohésion, pour l’autre la liberté individuelle et la compétition ; pour l’une les repères, souvent de droit divin, sont inamovibles, pour l’autre, le peuple fait les lois et les repères sont mouvants ; pour l’une la hiérarchie suscite le respect, pour l’autre l’égalité citoyenne suscite le débat ; pour l’une le rôle de chacun dans la société est déterminé par sa place dans la génération, les rites initiatiques et des statuts stables, pour l’autre elle dépend de la majorité légale identique pour tous et des statuts différents selon les opportunités ou les compétences.

Ces tensions entre sociétés traditionnelle et moderne sont présentes dans de nombreuses familles d’origine française : elles s’expriment dans des conflits générationnels, des différences entre société rurale et société urbaine par exemple. Au cœur de ces tensions, les parents ne connaissent plus les codes nécessaires à l’expression de leur autorité ou ne savent plus comment s’y prendre : ce sont eux qui sont perdus par rapport à leurs propres références mises en cause.

Au plus haut point, ces tensions entre sociétés traditionnelle et société moderne se manifestent dans des familles issues de l’immigration : le père venu remplir son rôle de père en gagnant la vie de la famille a vécu ici une expérience de soumission et d’humiliation et se retrouve fréquemment avec un emploi précaire ; ses enfants nés ici se sont mieux adaptés que lui au contexte et à la langue ; les attitudes éducatives d’ici sont très différentes de celles qu’il connaît et il n’en perçoit pas le sens ; son origine ethnique est souvent dévalorisée… De ce fait, le père est dévalorisé à ses propres yeux et ne peut plus être l’autorité de référence pour ses propres enfants. Pour peu que ceux-ci soient aussi en situation d’échec, la honte le paralyse.

Nul doute que ces éléments rapidement évoqués n’entraînent une contestation de toute autorité par un certain nombre de jeunes fragilisés. Cette contestation peut conduire à la violence et à la destruction, y compris à l’autodestruction. La répression n’aura aucun effet éducatif dans ce contexte : un jeune sans repères solides ne pourra pas faire la différence entre les violences dont il a été victime, celles qu’il a commises, et cette autre violence que sera pour lui la répression. De plus, celle-ci ne fera que masquer pour un temps le problème en écartant la personne de la vie sociale, mais elle ne lui donnera pas ce qui lui a toujours manqué : des référents solides et crédibles, et la capacité de prendre sa vie en main de façon responsable.

Dans le film « Mémoires d’immigrés » de Yamina Benguigui, un jeune français né de parents algériens évoque l’histoire de son père marquée par la soumission, sans cesse déconsidéré et rejeté. Et ce jeune rappelle sa propre délinquance comme une pulsion de vie : « S’il n’y avait pas eu cette pulsion de vie, j’aurais été humilié comme ceux qui baissent la tête. »

Ceux qui ont reçu une autorité l’ont reçue non comme un pouvoir, mais comme un service de la société et de l’humanité. Il est temps de réactualiser nos pédagogies et nos structures sociales pour prendre en compte ces pulsions de vie avant qu’elles ne s’autodétruisent, et les canaliser en forces de croissance de l’individu et de la société.

Marc THOMAS, Consultant Formateur en « Compétences relationnelles »
14 février 2002

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